ÉGÉEN (MONDE)

ÉGÉEN (MONDE)
ÉGÉEN (MONDE)

L’archéologie du monde égéen est de création récente. Elle est née entre 1870 et 1880 avec les célèbres fouilles de Schliemann sur les sites de Troie et de Mycènes. D’un seul coup, les héros d’Homère acquéraient une dimension historique: Agamemnon, Priam, Ulysse avaient existé au sein d’une brillante civilisation dont les archéologues lentement exhumaient les vestiges. Que Schliemann ait pris ses désirs pour la réalité importe assez peu; un monde nouveau qui avait préexisté dans l’Égée au miracle grec se découvrait aux regards éblouis.

On ne saurait dire combien l’éclat de l’hellénisme a nui aux études que l’on a longtemps appelées préhelléniques. Malgré les découvertes de Schliemann sur le continent, malgré celles d’Evans en Crète, malgré les trouvailles faites dans les Cyclades, l’Égée restait pour beaucoup le berceau du seul classicisme grec et la Grèce uniquement la patrie de Phidias et de Périclès. Auparavant, le pays n’avait été habité, pensait-on, que par des populations barbares, par des hommes dont le goût ne correspondait guère aux canons du classicisme.

Les progrès de la science sont souvent déconcertants; au moment même où la Grèce du IIe millénaire s’hellénisait aux yeux des historiens, le monde égéen devenait une province de l’art oriental. Il a fallu le déchiffrement, en 1953, d’une écriture employée en Crète et sur le continent pour que les Mycéniens fussent définitivement considérés comme des Grecs parlant et écrivant une langue de forme archaïque; seuls quelques savants avaient jusqu’alors placé au début du IIe millénaire l’entrée des premières populations grecques dans la péninsule balkanique. Parallèlement, chaque civilisation de l’Égée apparaissait plus nettement tributaire de l’Orient. La mer, au lieu de dresser un obstacle périlleux entre l’Asie et l’Europe, a, dès une très haute antiquité, servi de lien entre elles; les terres qui la bordent et les îles qui la peuplent ont joué le rôle d’un creuset où sont concentrées et mêlées les influences venues de l’Est.

Cependant l’originalité profonde de ces civilisations égéennes n’en est pas moins évidente. Chaque région a, tour à tour, fixé les grands courants culturels et servi de centre de création et de diffusion: d’abord la Grèce du Nord dès l’époque néolithique, puis les Cyclades, en contact direct avec l’Asie Mineure, au moment où la métallurgie prend son essor, et, quelques siècles plus tard, la Crète qui recueille les influences venues de tous les rivages de la Méditerranée orientale, la Grèce du Centre et du Sud enfin où naît la civilisation mycénienne, qui réalise la première unification politique, économique et artistique du monde de l’Égée.

Que l’hellénisme plonge profondément ses racines dans le passé égéen est un fait qu’on ne conteste pas aujourd’hui. Il n’est plus possible de penser, comme on le faisait il y a quelques années encore, que la civilisation est née en Grèce avec l’invention de l’alphabet et que les premiers balbutiements de l’art s’y incarnent, au début du Ier millénaire, dans les créations du style géométrique.

1. Aperçu géographique

Il suffit de jeter les yeux sur une carte de la Méditerranée orientale pour s’apercevoir que le monde égéen est une des régions les plus morcelées qui soient. La mer Égée, qui en forme le centre, est parsemée d’une poussière d’îles plus ou moins organisées en archipels: vers le nord, au large de l’Eubée, les Sporades; vers le sud, les Cyclades groupées autour de la petite île de Délos; enfin, vers l’est, près de la côte d’Asie Mineure, le Dodécanèse. D’autres îles encore ne s’agrègent à aucun ensemble et restent isolées: Samos, Chios, Lesbos, Lemnos, Imbros en chapelet le long de la côte anatolienne, Samothrace et Thasos au large de la côte thrace, l’Eubée allongée de l’Attique à la Thessalie; enfin, l’arc insulaire qui prolonge vers le sud le Péloponnèse: Cythère, la Crète, Kasos et Karpathos. Le continent lui-même se creuse d’une multitude de baies et de golfes dont certains s’avancent profondément au cœur des terres, à tel point qu’entre le golfe de Corinthe à l’ouest et le golfe Saronique à l’est, il ne subsiste qu’un isthme étroit reliant le Péloponnèse à la Grèce centrale.

Le relief accidenté du pays accentue encore son morcellement intérieur. Si la montagne est rarement très élevée, elle est partout présente. Âpre et déchiquetée, elle isole les différentes régions et rend les communications difficiles ou impossibles; aux rudesses du terrain s’ajoutent, en effet, les aléas de la route où de tout temps des bandits ont fait régner l’insécurité. C’est la montagne qui donne à chacune des grandes régions de Grèce qu’elle détermine son caractère propre: au nord, la Macédoine et la Thrace resteront toujours plus ouvertes aux influences danubiennes; à l’ouest, l’Épire et l’Acarnanie seront plus ou moins isolées, par les massifs du Pinde et de l’Œta, des régions plus orientales; l’Attique devra parfois aux chaînes du Cithéron et du Parnès de n’être pas envahie. Dans le Péloponnèse enfin, la montagneuse Arcadie sera toujours en retard sur les régions plus riches de la Messénie au sud, de l’Argolide à l’est et de l’Élide à l’ouest.

Le monde égéen n’en présente pas moins une incontestable unité. Unité climatique tout d’abord, malgré certaines différences locales. Il se trouve tout entier compris dans la zone du climat méditerranéen de type continental, aux extrêmes accusés et aux précipitations faibles. La végétation y est le maquis et on y cultive, depuis une haute antiquité, des céréales aux maigres rendements, blé et surtout orge, la vigne et l’olivier, enfin les plantes aromatiques.

L’unité organique du monde égéen est due à la mer, lien puissant entre ces terres isolées. On a pu comparer la mer Égée à un lac tant y sont rares les vastes étendues d’eau sans terre à l’horizon. Il est presque impossible d’y perdre le rivage de vue et très tôt l’homme a été tenté de s’y aventurer. Chaque île offrait ses baies hospitalières où le marin pouvait faire escale sur la route. Entre l’Asie Mineure et l’Europe, les Cyclades forment ainsi les pierres d’un gué que les hommes n’hésitèrent pas à franchir de bonne heure; de même il leur fut facile de gagner la Crète par Rhodes et Karpathos.

Évitons cependant d’exagérer les facilités de la navigation en mer Égée. Les récits homériques sont là pour rappeler ce que pouvait avoir de redoutable la traversée de cette mer instable. Les tempêtes y sont aussi soudaines que violentes en hiver et, même pendant l’été, le navigateur n’y est pas à l’abri d’un coup de mer. Il faut encore tenir compte des puissants vents étésiens qui soufflent sans trêve du nord à la belle saison et s’opposent à la remontée des navires vers les rivages septentrionaux.

Attirante mais perfide, à la fois lien et obstacle, voilà l’Égée. Presque tous les habitants de ses bords sont des marins dès les temps les plus reculés. Le sol du terroir natal ne leur offrant que des ressources limitées, ils se tournent très tôt vers le commerce; dès le IIIe millénaire, des flottilles de petites barques font du cabotage et des bateaux de haut bord de plus longues traversées. Chaque ville est ainsi en relation permanente avec le reste du monde égéen et les échanges culturels et artistiques accompagnent les échanges économiques. Ainsi naît une culture qui, malgré des diversifications régionales, gardera toujours une certaine unité.

Les relations intérieures sont complétées par un jeu de relations avec l’extérieur, en particulier avec l’Orient, si étroites dans certains cas que des régions marginales comme la Troade ou Chypre sont parfois intégrées au monde égéen. C’est dans les grands ports de la côte syro-phénicienne, Ugarit et Byblos, que les échanges commerciaux et artistiques seront les plus féconds.

2. Les étapes de l’archéologie égéenne

Ce que l’on nomme actuellement monde égéen a longtemps été appelé monde préhellénique. L’historien grec Thucydide dénombre bien parmi les participants à la guerre de Troie chantée par Homère une peuplade d’Hellènes, mais tout ce qui précède le début du IIe millénaire fut longtemps considéré comme barbare, et ce qui en est dit par Homère comme l’œuvre de l’imagination du poète. C’est au XIXe siècle que les fondements archéologiques de l’épopée homérique sont établis; le mérite en revient plus particulièrement à un savant allemand autodidacte, Heinrich Schliemann, qui, guidé par une foi absolue dans la véracité des récits épiques, retrouva ou crut retrouver les traces des héros d’Homère. À la recherche du manoir d’Ulysse, il visita l’île d’Ithaque, puis l’extrémité nord-ouest de l’Anatolie, pour redécouvrir la Troie de Priam qu’il identifia sans contestation possible avec la butte d’Hissarlik; il visita également la Grèce continentale pour y reconstituer l’empire d’Agamemnon, Mycènes et Tirynthe en Argolide, Orchomène en Béotie; il eut même le projet de fouiller en Crète le palais du roi Minos. Si Schliemann s’imagina avoir découvert le fabuleux trésor de Priam sous les murs écroulés de Troie et s’il crut que les tombes qu’il avait mises au jour, à Mycènes, étaient les riches sépultures d’Agamemnon, le héros de la guerre de Troie, et des membres de sa famille, c’est moins par passion aveugle pour les récits homériques que par manque de points de repère; l’archéologie égéenne naissait avec lui et n’avait pas encore établi sa chronologie.

C’est à l’Anglais Evans qu’est dû le premier essai de chronologie: pour la Crète, il distingue une époque néolithique suivie par l’époque du bronze qu’il divise en trois grandes phases: le minoen ancien, le minoen moyen et le minoen récent. C’est d’après cette division simple, qui, si elle ne cadre pas toujours parfaitement avec la réalité archéologique, a du moins le mérite de la clarté, que s’élabore le système chronologique où les archéologues enferment l’évolution de la culture continentale (helladique ancien, helladique moyen, helladique récent parfois désigné sous le terme de mycénien) et celle de la culture cycladique (cycladique ancien, cycladique moyen, cycladique récent). Les recherches en effet ne se limitent pas à la Crète mais s’étendent à la fois dans l’espace et dans le temps: c’est ainsi que, au moment même des fouilles de Knossos, l’archéologue grec Tsountas explore dans les Cyclades une civilisation pour une grande part originale et en Thessalie les sites néolithiques de Sesklo et de Dimini.

L’archéologie s’est ensuite efforcée d’étendre et de préciser les connaissances acquises sans grande méthode. En 1932, une expédition américaine reprend la fouille de Troie avec des procédés modernes; les buttes témoins laissées par Schliemann sont exhaustivement analysées et révèlent que le site est passé par neuf phases distinctes correspondant chacune à une ville nouvelle et que son existence s’étend sur plusieurs millénaires. Une chronologie comparée est mise au point qui donne au «trésor de Priam» sa véritable date, la fin du IIIe millénaire.

Pour l’ensemble du monde égéen, le progrès des connaissances est à noter dans tous les domaines. L’exploration systématique des sites néolithiques de Thessalie révèle, à partir de 1956, l’existence d’une phase ancienne sans industrie céramique (néolithique «acéramique»), qui se rencontre aussi dans plusieurs sites du Proche-Orient. La connaissance de la culture de l’helladique ancien est complétée par la fouille américaine de Lerne dans le Péloponnèse, où est retrouvé le seul édifice qui par ses dimensions puisse s’apparenter à un palais vers la fin du IIIe millénaire. Mais c’est sans aucun doute dans le domaine des recherches créto-mycéniennes que sont faites les découvertes les plus spectaculaires en ce qui concerne tant l’archéologie que la philologie.

C’est tout d’abord, en 1951, la mise au jour à Mycènes, en dehors de la citadelle, d’un deuxième ensemble de tombes royales, un peu plus anciennes et moins riches que celles fouillées par Schliemann; le perfectionnement des méthodes de fouille permet d’obtenir sur l’architecture des tombes et sur les coutumes funéraires de l’époque (XVIIe et XVIe s. av. J.-C.) de précieux renseignements que Schliemann avait omis de recueillir. L’année suivante, l’Américain Blegen reprend en Messénie, dans le sud-ouest du Péloponnèse, le dégagement, commencé dès 1939 mais interrompu par la Seconde Guerre mondiale, d’un palais mycénien dont le plan est intégralement conservé. La découverte de salles d’archives remplies de tablettes inscrites, semblables à celles qu’Evans avait trouvées au palais de Knossos, permet, en 1953, à l’architecte anglais Ventris de déchiffrer l’écriture inconnue. Il est alors admis, par ceux du moins qui acceptent la validité du déchiffrement, que les Mycéniens écrivaient et parlaient une forme archaïque du grec.

Les années soixante ont apporté surtout la promesse de fouilles fructueuses mais difficiles: à Thèbes, en Béotie, dans le palais mycénien élevé sur la Kadmée, qui a livré en 1963 un dépôt de cylindres orientaux, des ivoires et des fragments de tablettes en linéaire B ; à Iolkos, en Thessalie, où est repéré un autre palais mycénien; dans l’île de Santorin, où des sondages permettent de retrouver les vestiges d’une ville détruite vers 1500 avant J.-C. Mais les deux palais sont recouverts par des constructions modernes et toute fouille exhaustive est impossible pour le moment; quant à la ville cycladique, elle était enfouie sous plusieurs mètres de cendre volcanique. Les mêmes difficultés n’existent pas en Crète, où l’on a dégagé un palais minoen, assez semblable aux palais déjà connus de Knossos, Phaistos et Mallia, bien que de dimensions plus réduites.

3. L’âge de la pierre

On a longtemps cru que le monde égéen n’avait été habité qu’à l’époque néolithique. Il se révèle maintenant que l’homme y a fait son apparition dès le paléolithique, où une grande partie du continent paraît peuplée. De cet homme du paléolithique, on ne connaît qu’un crâne fossilisé trouvé dans une grotte de la Grèce septentrionale et des outils de silex; les découvertes les plus nombreuses ont été faites dans les terres alluvionnaires de la plaine du Pénée, en Thessalie. La faune était alors celle d’un pays chaud et comprenait le rhinocéros, l’hippopotame et l’éléphant. Jusqu’à présent, aucune grotte n’a livré de grande peinture pariétale comparable aux productions de l’Europe du Sud-Ouest. Dans les îles, seule Skyros, l’une des Sporades, garde les traces d’un habitat mésolithique, preuve, dès cette époque, de relations par mer avec le continent.

Il apparaît certain que le berceau de la culture néolithique se situe en dehors du monde égéen. Ce que l’on a appelé la «révolution néolithique», c’est-à-dire le passage de l’état nomade à l’état sédentaire, la construction d’habitats fixes, la naissance de l’agriculture et l’apparition de la domestication, a son origine quelque part dans le Proche-Orient, plus précisément peut-être sur le plateau anatolien (Hadjilar, Chatal Hüyük). C’est d’Asie occidentale que s’introduisent dans le monde égéen les populations porteuses du nouveau mode de vie. Plusieurs sites de Thessalie, dans la région de Volo et de Larissa, ont révélé l’existence sur le continent d’une phase néolithique antérieure à la production de céramique; tout y témoigne de la plus grande pauvreté, sans rien qui puisse se comparer aux cultures contemporaines ou même antérieures de la Mésopotamie, de la Palestine et de l’Anatolie. Alors qu’à Jéricho s’élève au VIIe millénaire une ville fortifiée, la Thessalie n’a que de petites huttes faites de branchages et de roseaux.

L’apparition de la céramique au début du VIe millénaire s’accompagne d’une extension de l’occupation humaine à l’ensemble de la Grèce continentale. Les îles cependant restent à peu près désertes, malgré l’exploitation des gisements d’obsidienne de Mélos (Milo) pour les besoins de l’industrie lithique; la Crète elle-même paraît n’avoir été habitée qu’assez tard. C’est la Thessalie qui constitue alors le centre de la civilisation dans le monde égéen; quand les Cyclades, la Crète et enfin la Grèce centrale et méridionale auront pris leur essor, cette région ne suivra le mouvement qu’avec retard. Les sites s’y présentent sous la forme de collines arrondies, les magoulas , bien visibles dans la plaine, à proximité d’un point d’eau. Sur chacun d’eux se superposent sur plusieurs mètres les restes des divers niveaux d’occupation. Les plus anciennement connus, Sesklo et Dimini, dans la région de Volo, ont donné leur nom aux deux phases principales du néolithique thessalien.

L’origine de cette culture a été longtemps débattue. Elle est caractérisée par l’apparition d’un type de bâtiment auquel on assignait naguère une provenance septentrionale. Ce bâtiment comporte une salle principale, rectangulaire ou carrée, précédée d’une sorte de porche dont l’auvent repose sur deux poteaux et sur les avancées des murs latéraux. C’est le plan même qu’aura plus tard la partie centrale, ou mégaron, du palais continental à l’époque mycénienne. À Dimini, le mégaron est manifestement le principal édifice du village: il est construit au centre de l’habitat, sur une aire dégagée qu’entourent plusieurs enceintes concentriques. Il ne faut cependant pas l’imaginer comme un palais ni comme le prototype direct du palais mycénien; ce n’est que l’habitation rustique du chef du village. Or des recherches récentes ont montré qu’un tel plan était né en Orient et qu’il continuait une tradition de l’architecture anatolienne.

L’étude de la céramique ne fait que confirmer ces indications. Lorsqu’elle apparaît pour la première fois peu avant 6000 avant J.-C., dans la région de Salonique, l’industrie céramique dénote déjà une technique évoluée. Ses plus belles réalisations sont cependant plus tardives. La phase de Sesklo (Ve millénaire) se distingue par une production de haute qualité: les formes sont encore lourdes, mais le fini des vases est très soigné; le décor qui combine les motifs géométriques est d’ordinaire appliqué en rouge sur un fond blanc. Dans la phase de Dimini (IVe millénaire), le décor est enrichi par l’introduction de la bichromie et l’apparition de motifs nouveaux, en particulier la spirale, comme sur cette jarre où des faisceaux de lignes parallèles s’organisent sans monotonie ni froide symétrie autour d’un motif central en spirale. Les vases de Sesklo rappellent dans une certaine mesure les productions anatoliennes d’Hadjilar, et la spirale provient elle aussi d’Anatolie où elle figure sur des sceaux trouvés dans les plus anciennes couches néolithiques.

L’Anatolie s’inscrit d’ailleurs dans une aire culturelle. C’est ainsi qu’on parle volontiers d’une religion néolithique qui ferait l’unité des régions comprises depuis l’Iran jusqu’au Danube. On trouve en effet un peu partout dans ce vaste espace des figurines d’aspect semblable. Les plus nombreuses sont des figurines féminines, généralement nues, remarquables par leurs formes plantureuses, leurs caractères sexuels accusés et leur attitude stéréotypée, qu’elles soient debout ou assises, les bras ramenés sur les seins ou sur le ventre. Il est tentant – et sans doute est-il exact – de voir dans ces idoles des images de la déesse de la fécondité, dont on a retrouvé des sanctuaires en Anatolie à Chatal Hüyük. Certaines figurines, plus rares, sont masculines, et peut-être faut-il les considérer comme le complément mâle de cette déesse de la fécondité. Mais, en l’absence de textes qui puissent nous éclairer, cette religion néolithique, aux manifestations vraisemblablement très diverses, a des chances de rester pour nous le culte un peu vague d’une grande déesse dispensatrice des biens de la nature.

4. La ville de Troie

Pendant toute l’époque néolithique, le monde égéen est étroitement tributaire de l’Anatolie. C’est à partir de l’Anatolie encore que le travail du métal va se diffuser en Égée vers la fin du IVe millénaire. Ce pays, riche en mines et en forêts, a très tôt connu le métal: au VIIe millénaire déjà, la métallurgie du cuivre semble avoir été pratiquée sur le plateau à Chatal Hüyük et les objets de bronze trouvés dans les tombes d’Aladja Hüyük témoignent 2 500 ans plus tard de l’habileté et de la science des artisans anatoliens.

L’apparition du métal dans le bassin de l’Égée paraît associée à un progrès décisif de la navigation. Des barques rudimentaires permettaient jusque-là le transport des matériaux indispensables. De véritables relations commerciales se créent alors à travers l’Égée, et des routes maritimes sont ouvertes le long des rivages et d’île en île. Les Cyclades, à la fois repères et refuges, prennent toute leur importance et la traversée de l’Égée devient affaire de routine.

À la même époque, un trafic s’instaure le long de la côte anatolienne, et une voie commerciale utilise les détroits pour atteindre la mer Noire et ses richesses. Au confluent de ces deux routes, à l’entrée des Dardanelles, s’élève en terre asiatique, sur une colline située à proximité de la côte, la ville de Troie; c’est une citadelle qui peut contrôler, grâce à sa position, le commerce passant par le détroit; sans doute est-elle en même temps place d’échange et de commerce, et les matériaux bruts venus des bords de la mer Noire, les objets finis apportés de Syrie et de Mésopotamie y confluent.

Fortifiée dès l’origine, la ville s’étend peu à peu et s’entoure de nouveaux murs. Tout démontre la prospérité de Troie II: des portes monumentales sont construites, l’une avec rampe d’accès; à l’intérieur, de vastes édifices bâtis en forme de mégaron s’élèvent dans une cour à portiques; le plus important atteint une vingtaine de mètres de long et une dizaine de large; en son centre est placé un grand foyer circulaire. Le «trésor de Priam» qui provient des ruines de cette cité témoigne d’un art consommé dans le travail du métal, qui fait de Troie l’égale d’Aladja Hüyük.

5. La civilisation égéenne du bronze ancien

Il est probable que Troie et l’Anatolie occidentale ont été les centres de diffusion dans l’Égée de la culture du bronze ancien. D’après Thucydide en effet, les Cyclades étaient peuplées de Cariens, originaires d’Asie Mineure, avant la période de l’hégémonie minoenne. Quelle que soit l’origine des arrivants, les habitats se multiplient au bord de la mer ou à l’intérieur des terres. L’intensification des relations commerciales n’empêche pas l’insécurité. À Syros, l’acropole de Khalandriani est défendue à cette époque par un double mur du côté où elle est le plus facilement accessible. Le mur intérieur est renforcé de tours semi-circulaires qu’on ne retrouve qu’une seule fois dans le monde égéen, à Lerne sur la côte orientale du Péloponnèse, et, bien plus à l’ouest, à Los Millares sur la côte espagnole, preuve des relations étroites qui unissent dès lors différents points du Bassin méditerranéen.

Aucun habitat cycladique de cette époque n’a été fouillé complètement et, à Phylakopi, dans l’île de Mélos, les vestiges datant du bronze ancien sont rares sous les constructions plus récentes. Les villages ne comportaient que d’humbles maisons, aux murs de brique crue ou de pisé sur un soubassement de pierres. L’originalité de l’architecture cycladique se manifeste mieux dans la construction des tombes. À côté du type le plus répandu, la tombe à ciste, simple boîte rectangulaire ou trapézoïdale faite de dalles dressées de chant et fermée par quelques plaques, se développe à Syros un type de tombe à couloir, porte et chambre voûtée. La chambre peut avoir des formes variées et plus ou moins régulières; les murs, construits en pierres sèches, s’incurvent doucement en encorbellement, de sorte qu’ils ne laissent plus entre eux au sommet qu’un faible intervalle qu’il est facile de fermer avec une rangée de dalles. Les dimensions sont encore faibles, supérieures toutefois à celles d’une tombe à ciste, et le mort que l’on y a déposé – il n’y a généralement qu’un seul corps dans la chambre – ne semble pas y avoir été introduit par le couloir.

Le marbre que l’on trouve en abondance à Paros et à Naxos ne suffit sans doute pas à expliquer la floraison dans les îles d’œuvres sculptées dans la pierre, vases, figurines ou statues. Toutes attestent la même recherche: chaque objet, du moins parmi les plus beaux, est construit géométriquement, tout de pureté dans la ligne et d’équilibre dans les volumes. Certains vases reproduisent curieusement les formes d’un visage humain stylisé. À côté de petites figures schématiques en forme de violon, des statuettes de quelques dizaines de centimètres ou des statues de taille humaine continuent la tradition de la grande déesse néolithique. Le modèle n’a pas changé: elles sont debout, nues, les bras repliés sur le ventre ou sur la poitrine. Mais le type est entièrement nouveau. Au lieu de l’exagération des formes qui caractérise la plupart des créations néolithiques, les statues cycladiques ont de longs membres grêles, les seins à peine marqués, et toute stéatopygie en est absente. C’est pourtant la même idée de fécondité qui se trouve ici matérialisée, comme le prouve l’indication à peu près constante du triangle sexuel, incisé. Mais tout s’est en quelque sorte géométrisé, le corps entier s’inscrit dans un réseau de lignes pures. L’œuvre apparaît comme désincarnée et quelques rehauts de couleur ne devaient pas modifier l’impression qu’elle donne maintenant. Si les «idoles» féminines et les rares effigies d’un personnage masculin s’insèrent sans effort dans un panthéon dualiste, il est plus difficile de découvrir la place qui revient à des figures de musiciens, joueurs de harpe ou de flûte. Hommes ou dieux, ils semblent participer à de mystérieuses cérémonies qu’ils accompagnent de leurs accords.

En dehors des Cyclades, le monde égéen ne paraît pas avoir connu l’art de la statuaire. Les «idoles» trouvées sur le continent ou en Crète sont des importations cycladiques ou des imitations locales. Il est d’ailleurs significatif, quelles que soient les difficultés d’établissement d’une chronologie précise, que cette production n’ait guère dépassé la fin du IIIe millénaire, et sans doute doit-on à l’influence croissante de la Crète sa disparition, à cette date, dans les îles.

La production céramique ne montre pas le même raffinement. Bien que les formes soient lourdes ou étranges, certains types de vases sont largement diffusés à travers le monde égéen: ainsi la «saucière», récipient ouvert à large bec dont il existe des exemplaires en or, est le vase à boire de l’époque et on le retrouve de Troie au continent grec. D’autres, au contraire, restent strictement cantonnés dans les îles et leurs dépendances directes, tel ce récipient à vasque circulaire peu profonde et poignée bifide qui ressemble assez à nos poêles à frire. Il est à penser que son usage était trop étroitement lié à des pratiques cultuelles cycladiques pour lui assurer une large diffusion. Au revers figurait un décor exécuté en creux, par incision ou par estampage, et emprunté à un répertoire stéréotypé: dans un cadre de triangles en opposition sont disposées des spirales, isolées ou reliées par des tangentes, se combinant parfois à un bateau ou à un soleil; près du manche, le motif incisé du triangle sexuel, parfois bordé de rameaux stylisés, confère vraisemblablement à cet objet une signification religieuse.

Dans son ensemble, le continent accuse un net retard sur le développement des Cyclades. Cependant, si l’on connaît en Béotie et en Corinthie de petits villages aux rues étroites et aux maisons modestes, des édifices qui dépassent tout ce qui est connu de l’architecture des îles s’élèvent sur les sites de Tirynthe et de Lerne en Argolide. À Tirynthe, sur l’emplacement même du futur palais de l’époque mycénienne, on a partiellement dégagé les ruines d’un édifice circulaire de près de 28 mètres de diamètre, aux murs massifs, dont la couverture a dû poser de graves problèmes techniques: sa destination comme le détail même de son architecture sont restés obscurs. À Lerne s’élève à l’écart des autres constructions un bâtiment rectangulaire de dimensions très supérieures à la moyenne (25 m 憐 12 m) aux gros murs de briques crues revêtues d’argile. Le toit était couvert d’un assemblage de tuiles en terre cuite, rectangulaires ou carrées, qui lui ont valu le nom de «maison des Tuiles». Le plan est simple et régulier: de longs corridors latéraux bordaient les salles principales; des escaliers permettaient de gagner un étage aujourd’hui disparu. La majestueuse ordonnance de l’édifice fait penser à celle d’une résidence seigneuriale.

Un tel édifice n’a pas à cette date son pareil dans tout le monde égéen, si l’on excepte les mégara de Troie II. Son caractère exceptionnel sur le continent ainsi que certains indices révèlent une influence extérieure. On a déjà noté que la fortification qui défend le site est d’inspiration cycladique; la présence d’une céramique venue des Cyclades renforce l’hypothèse de contacts étroits avec les îles. L’une des salles de la «maison des Tuiles» a livré en outre une collection de morceaux d’argile pétrie qui servaient à sceller des boîtes et des jarres; chacun d’eux portait l’empreinte de sceaux décorés d’entrelacs compliqués auxquels se mêlent des motifs végétaux ou animaux. Les sceaux originaux n’ont pas été retrouvés et peut-être n’ont-ils jamais existé sur le site. Serait-ce l’indice que Lerne était un établissement commercial dans la dépendance plus ou moins directe des Cyclades? L’installation de colons venus des îles sur les rivages du continent est d’ailleurs prouvée sur la côte sud de l’Attique, où des tombes de type cycladique renferment les vases et les idoles caractéristiques de cette civilisation.

6. L’arrivée des Grecs

Avant même la fin du IIIe millénaire, la civilisation du bronze ancien commence à se dégrader, en Égée comme en Asie Mineure. Dès 2200 avant J.-C., de nombreux sites de la Grèce continentale, à l’exception curieusement des sites béotiens, sont détruits et, vers la même date, une catastrophe générale frappe les sites d’Anatolie occidentale. En Grèce, des nouveautés font leur apparition, en particulier un plan de maison à abside et une céramique d’argile grise, encore assez rare et inégalement représentée. Ce n’est qu’un peu plus tard, vers le début du IIe millénaire, au moment où l’on situe le passage de l’âge du bronze ancien à l’âge du bronze moyen, que subitement se généralise à travers toute la Grèce continentale cette céramique d’excellente qualité, à l’argile fine et bien cuite, dont les formes, au lieu d’être massives, adoptent les contours nets des vases métalliques. Seules les Cyclades, mis à part Kéos et Hélos qui sont en liaison étroite avec le continent, et la Crète ne sont pas envahies.

Il est tentant de mettre en relation la destruction des sites anatoliens de l’ouest et celles que l’on constate dans le monde égéen. En Anatolie, on attribue à l’arrivée des Louvites, un rameau détaché du tronc des populations indo-européennes venues d’Asie centrale, le bouleversement observé. Il est vraisemblable que des peuplades voisines, les premiers Grecs, ont commencé alors à s’infiltrer puis ont pénétré en masse dans la péninsule balkanique, mais, en l’absence de toute écriture, nous n’avons conservé aucun témoignage de la langue des envahisseurs. Leur arrivée entraîna un net recul de la civilisation sur le continent. Alors que se développe en Crète, restée à l’écart des invasions barbares, la brillante civilisation des palais, tout inspirée de modèles de l’Orient, alors que les Cyclades perpétuent leur propre culture qui va bientôt s’anéantir au contact de la civilisation minoenne, le continent subit la loi d’une population plus arriérée que vraiment belliqueuse.

On constate, en effet, sur les sites mésohelladiques une absence à peu près générale de fortifications, qui témoigne d’une paix relative et d’une certaine sécurité; les habitats des îles, au contraire, se retranchent derrière des murs, sauf en Crète dont la marine constitue le rempart le plus sûr. Le continent d’ailleurs ne peut guère exciter les convoitises. Nulle part ne s’élève un édifice comparable à la «maison des Tuiles» et le «palais» de Malthi, dans le Péloponnèse, ne présente pas d’ordonnance palatiale. Dans les tombes enfin – des cistes de dimensions réduites –, le mobilier disposé près du corps placé sur le côté en position repliée est très pauvre, souvent même inexistant; on n’y trouve ni bijou ni vase de métal précieux, et peut-être n’en existe-t-il pas à travers tout le continent.

7. Mycènes

Les tombes à fosse

Soudain, sans que rien l’ait annoncée, apparaît à Mycènes vers 1650 avant J.-C. une civilisation brillante, dont la richesse contraste avec la pauvreté de la civilisation mésohelladique; l’une et l’autre vont coexister pendant un siècle au moins, Mycènes conservant pour elle seule sa prospérité nouvelle. De cette civilisation, nous ne connaissons que les grandes tombes réparties dans les deux cercles funéraires A et B sur les pentes de l’Acropole. La demeure princière, dont il est logique de supposer l’existence dans le voisinage de ces tombes, n’a laissé aucune trace et cette disparition totale est sans doute l’effet des multiples constructions qui se sont succédé sur le site.

Les tombes sont, elles, d’apparence assez modeste: grandes fosses rectangulaires creusées dans le rocher à des profondeurs variables, leurs parois sont doublées de petits murs de moellons ou de briques; le sol est recouvert de simple cailloutis. La couverture, faite d’une couche de branchages ou de dalles enduites d’argile, est soutenue par de grosses poutres à embouts métalliques. La chambre funéraire n’est accessible que par le puits vertical au fond duquel elle est construite, et cette disposition n’autorise pas le grandiose cérémonial qui caractérisera plus tard les tombes royales à tholos: une fois le corps déposé sur le sol, on construit la couverture par-dessus, on remplit le puits de terre, puis on élève un tumulus sur lequel est placée une stèle. L’enceinte funéraire qui entoure et isole les tombes est la seule concession faite à l’apparat. Celle du cercle B est mal conservée, mais contemporaine des tombes; celle du cercle A est la traduction sur un mode plus grandiose de l’enceinte primitive. L’une et l’autre ont un diamètre voisin de 28 mètres et ne dépassent guère 1 mètre en hauteur; l’une et l’autre sont faites de deux murs concentriques séparés par un mélange de terre et de cailloux. Dans le cercle A, les pierres brutes sont remplacées par des dalles dressées de chant sur lesquelles reposaient des poutres et une couverture de grandes plaques; en outre, vers le nord, s’ouvrait une entrée monumentale qui ne fut jamais fermée par une porte.

On a considéré les tombes à fosse de Mycènes comme la version royale des tombes à ciste mésohelladiques: les tombes à fosse reproduiraient le type de la ciste en le portant à des dimensions supérieures, la plus grande atteignant 6,40 mètres de long et 4,50 mètres de large, la profondeur pouvant aller jusqu’à 4 mètres. Mais n’y a-t-il pas en fait hétérogénéité? Alors que la ciste est seulement couverte de dalles, la couverture des tombes à fosse fait un assez large usage du bois sous la forme de poutres ou de branchages. Cette modification peut n’être due qu’aux dimensions nouvelles qui requièrent un toit plus solide ou plus léger, mais il ne faut pas oublier qu’une technique comparable existe, à une date plus reculée il est vrai, vers la fin du IIIe millénaire, sur le site d’Aladja Hüyük en Anatolie. Ces différences architecturales s’accompagnent de différences importantes dans le domaine des coutumes funéraires. Dans les tombes à fosse, les corps sont placés indifféremment en position étendue ou dans la position repliée qui est de règle dans les tombes à ciste. La sépulture n’est plus individuelle mais familiale, et l’on a compté jusqu’à cinq corps dans une tombe du cercle A. On note enfin une coutume qui subsistera plusieurs siècles, le rassemblement dans un coin de la tombe de tous les ossements plus anciens, quand il n’y a pas assez de place pour le nouveau défunt.

Le mobilier des tombes

À l’extrême dénuement des tombes mésohelladiques, sans aucun doute délibéré car il n’est pas de famille si pauvre même à cette époque qui ne possède un collier de coquillages et de cailloux ou une épingle en os à placer près du mort, s’opposent l’abondance et la richesse du mobilier funéraire des tombes à fosse. Ces objets donnent une image assez complète de cette première civilisation «mycénienne».

Les seigneurs de Mycènes, tels les nobles du Moyen Âge, avaient une passion pour la guerre et les jeux violents. À côté d’eux sont posés en grand nombre épées, poignards, pointes de lance et de flèche. Certaines de ces armes, délicatement décorées d’incrustations d’or, d’argent et d’électrum sur fond de nielle ou munies d’une poignée d’ivoire parfois revêtue d’une feuille ouvragée, n’ont servi que pour l’apparat. D’autres, au contraire, sont des armes de combat, si rares à l’inverse dans la Crète contemporaine. L’art crétois fait peu de place aux scènes de guerre; les premiers Mycéniens en aiment au contraire l’illustration mouvementée: sur le chaton d’une bague en or, un guerrier combat seul trois adversaires, dont l’un est déjà à terre, tandis que, sur un rhyton d’argent, se déroulent toutes les péripéties d’une bataille, au bord de la mer, devant une ville assiégée.

Ce même goût du risque et de l’action violente se retrouve dans les scènes de chasse: tantôt, sur une bague semblable à la précédente, deux hommes montés sur un char s’élancent à la poursuite d’un cerf, et tantôt, sur la lame d’un poignard à décor incrusté, trois hommes à pied, armés d’un arc et de longues lances, luttent contre un lion qui vient de terrasser un de leurs compagnons. Sur une stèle qui surmonte une tombe du cercle A, un homme seul, un poignard au côté, est debout dans un char tiré par un cheval au galop, tandis que, devant lui, un deuxième personnage, debout, brandit un bâton. Il se peut que ce soit l’évocation du départ pour la chasse, mais c’est plus vraisemblablement l’illustration d’une scène tout à fait nouvelle, celle d’une course de chars où les concurrents doivent tourner autour d’une borne que matérialiserait ici l’homme au bâton.

Leur goût de l’action violente oppose les Mycéniens aux Crétois; en face des Minoens raffinés, les Mycéniens font figure de barbares, barbarie qu’atteste également leur prédilection pour l’or. Des squelettes d’enfants sont entièrement revêtus d’une carapace de métal précieux, et sans doute ne doit-on pas chercher d’autre signification que l’amour de l’or aux masques qui couvrent certains visages d’hommes; dans les tombes les plus riches, au masque s’ajoute un pectoral qui, sur le squelette de l’«Agamemnon» de Schliemann, s’orne d’un décor de spirales. Les femmes, elles, sont couvertes de bijoux de toute taille, diadèmes aux fins motifs incisés, colliers, épingles, et sur leurs vêtements sont cousues ou collées de minces rondelles d’or au décor varié. Une telle surabondance a été rapprochée de celle qui caractérise les sépultures de populations nomades de la steppe, en particulier des Scythes qui feront leur apparition au Ier millénaire.

L’art des tombes à fosse comporte un extraordinaire amalgame de productions et d’influences venues de toutes les parties du monde égéen. La céramique en est un sûr témoin: outre les vases mésohelladiques d’origine continentale, apparaissent des vases importés de Crète ou des Cyclades, tandis que se développent les premières productions de la céramique proprement mycénienne, qui a emprunté la technique et certains motifs minoens. De toutes les influences, celle de la Crète est la plus forte. La plupart des objets des tombes sont directement assimilables à des objets minoens: les bagues en or à chaton ovale ornementé, les rhytons coniques ou en forme de tête de lion ou de taureau, les tasses ou les cruches de métal ornées de spirales ou de rameaux sont crétois, ou pourraient l’être. La plupart des motifs ont une origine crétoise certaine, que ce soit un bijou d’or qui représente un petit sanctuaire à colonnes surmonté d’oiseaux et de cornes de consécration, un autre en forme de femme nue entourée d’oiseaux, qui se presse les seins, ou encore cette épingle où paraît la grande déesse minoenne en jupe à volants, écartant de ses deux bras étendus des plantes retombantes. Souvent enfin, la perfection de la technique rappelle celle des artistes minoens, même si les scènes représentées (combats ou chasses) traduisent un esprit et un goût différents. D’autres influences sont également sensibles. Un vase de cristal provenant d’une tombe du cercle B est la reproduction de modèles égyptiens et, sur un poignard à incrustations, la scène du léopard chassant des canards dans un marécage planté de papyrus a des prototypes dans la vallée du Nil. De même, la technique de l’incrustation d’un décor d’or et d’argent sur fond de nielle dans la lame d’un poignard est en usage sur la côte syrienne dès le début du IIe millénaire. Mais tout cela n’a-t-il pas été emprunté par les Crétois d’abord, qui l’ont intégré dans le riche contexte de leur civilisation palatiale avant de le transmettre au continent plus barbare?

Cependant, quel que soit l’apport de la Crète, la majorité des objets n’est pas d’importation crétoise et l’hypothèse déjà ancienne d’une conquête de l’Argolide et du continent par les Minoens ou celle de razzias menées dans l’île par les princes de Mycènes ne permettent pas d’expliquer la présence de créations originales dans le mobilier des tombes à fosse. Sans doute faut-il supposer que des artistes minoens, passés maîtres dans la technique du travail de la pierre et du métal, détenteurs d’un immense répertoire de motifs, travaillaient sur le continent au service des princes de Mycènes. Mais l’art des tombes à fosse est par bien des côtés un art continental dont les qualités propres se détachent des influences subies. Une petite boîte hexagonale est revêtue de plaques d’or travaillées, dont les motifs sont empruntés pour la plupart à l’art crétois: réseau de spirales enchaînées, lion bondissant dans l’attitude du galop volant, palmiers aux courbes élégantes. Mais la distorsion et la stylisation décoratives des animaux apportent un élément nouveau. Un cerf dont les longues cornes s’ornent d’enroulements parallèles semble annoncer certains motifs postérieurs de l’art scythe. Déjà paraît l’essentiel de l’art «mycénien», une aptitude à reprendre les motifs du répertoire minoen en les stylisant et en leur faisant perdre leur intime relation avec la vie pour n’en conserver que la valeur décorative.

8. La Crète et le continent

L’influence minoenne, déjà sensible dans le mobilier des tombes à fosse, grandit tout au long du XVe siècle – c’est l’époque où les commerçants crétois figurent pour la première fois dans les peintures des tombes égyptiennes – et un art créto-mycénien se forme où il est souvent difficile de distinguer la part qui revient aux deux composantes. Vers 1500 avant J.-C., un nouveau type de tombes apparaît à Mycènes, les tombes à tholos, connues en Messénie depuis le début du XVIe siècle; elles rappellent l’architecture des grandes tombes circulaires de Crète à l’époque du bronze ancien. La filiation exacte n’est pas encore clairement établie, mais l’inspiration paraît certaine. Plus qu’un changement de dynastie à Mycènes, l’adoption du type crétois traduit sans doute le souci d’une architecture funéraire plus monumentale.

Le continent offre au XVe siècle l’exemple d’œuvres crétoises de haute qualité, des vases d’or en particulier, dont deux tasses datant du début du siècle qui proviennent d’une même tombe de Vaphio en Laconie, et une large coupe, plus tardive, trouvée à Dendra en Argolide. Il n’est pas possible de discerner dans ces objets le moindre trait continental. Les deux tasses de Vaphio, à peu près de même taille et de même forme, portent des scènes qui forment diptyque et illustrent les péripéties de la chasse au taureau. Sur l’une est évoqué tout le mouvement de la lutte souvent brutale: l’animal jette à terre ses agresseurs, se rue dans le filet tendu ou s’enfuit; sur l’autre, c’est au contraire la capture sans violence, au lasso, du taureau attiré par une vache qui sert d’appât. On ne sait qu’admirer davantage: la diversité de la composition, la vie des attitudes ou l’extrême habileté technique. La coupe de Dendra est, elle aussi, un magnifique témoin de l’art crétois. Le thème est emprunté cette fois au monde marin, si familier aux céramistes minoens du XVe siècle: des poulpes aux longs tentacules onduleux se répartissent sur la vasque, parmi les dauphins et les nautiles, dans les flots qui glissent sur un fond de sable et de rochers.

L’osmose artistique de la Crète et du continent a dû tôt ou tard être doublée d’une prise de contrôle politique, mais la date de cet épisode capital est difficile à fixer. Certains faits, toutefois, permettent de le placer vers 1450 avant J.-C. À cette date, en effet, de nombreux sites crétois sont détruits et, semble-t-il, abandonnés. À Knossos, dont l’existence se poursuit sans heurt apparent, une salle insolite est aménagée dans le palais et, si elle reproduit un plan d’ensemble conforme à l’esprit minoen, certaines de ses caractéristiques n’ont pas d’équivalent en Crète: une sorte de trône en pierre et, par-derrière, une fresque de griffons reproduisent exactement la disposition que l’on observera plus tard dans la salle du trône du palais mycénien de Pylos, en Messénie. Aux environs, on a creusé au même moment des tombes de type continental où furent retrouvées des sépultures de guerriers inhumés avec toutes leurs armes. Enfin, les archives du palais sont tenues en grec sur des tablettes d’argile et s’apparentent étroitement aux archives de date plus récente des grands palais continentaux.

Knossos est donc, selon toute probabilité, aux mains d’un prince mycénien dans la seconde moitié du XVe siècle; elle connaît alors une prospérité extraordinaire due à l’hégémonie qu’elle exerce sur le reste de l’île. La destruction brutale du palais vers 1400 avant J.-C. n’a pas encore été expliquée de façon satisfaisante. On peut cependant supposer qu’une telle richesse ne pouvait qu’exciter l’envie en Crète même et sur le continent. Au lieu d’attribuer cette catastrophe à un séisme dévastateur, ne pourrait-on pas supposer qu’un prince du continent a tenté un coup de force, d’autant plus facile à réussir que le site n’était pas fortifié? Ce n’est peut-être pas par l’effet d’une simple coïncidence que Mycènes se hisse alors au premier rang dans le monde égéen.

9. La civilisation mycénienne

Le palais

Quelle qu’en soit la cause, la ruine de Knossos marque la fin de la civilisation des palais en Crète. Le continent va maintenant affirmer son originalité.

Rien n’est plus différent du palais crétois que le palais mycénien. Sans doute ont-ils des similitudes, dans l’appareil des murs, l’emploi de briques crues ou d’un mélange de pierraille et d’argile renforcé par un bâti de poutres, l’utilisation de blocs bien équarris sur les façades, la forme de la colonne ou le revêtement des sols, plus encore le souci de rendre le cadre attrayant en couvrant les murs de fresques aux couleurs vives. Les différences de structure n’en sont pas moins essentielles.

Le palais mycénien est construit sur une acropole, à l’intérieur d’une forteresse. À vrai dire, les énormes murs de fortification qui l’entourent à Mycènes, à Tirynthe ou en Béotie dans l’île de Gla sont pour la plupart de construction récente (XIIIe s. av. J.-C.). En Crète, par contre, mis à part celui de Phaistos, aucun palais ne s’élève sur une hauteur nettement marquée; nul, pas même Phaistos, n’a été conçu pour une éventuelle défense. Du palais minoen on passe presque insensiblement dans la ville; le palais mycénien s’est de tout temps placé en dehors de l’agglomération. C’est le signe d’une conception de la royauté qui n’est pas d’origine crétoise. L’enceinte fortifiée ne fait que matérialiser sur le terrain une séparation de fait existant depuis longtemps.

Les murailles mycéniennes sont construites en blocs énormes, non travaillés ou sommairement équarris et pesant souvent plusieurs tonnes, dont la pose était dans l’Antiquité attribuée aux Cyclopes; elles atteignent jusqu’à 17 mètres de large à Tirynthe et dépassent, aujourd’hui encore, la hauteur de 8 mètres à Mycènes. Elles étaient couronnées par une superstructure en briques crues. Dans l’épaisseur du mur était aménagé à Tirynthe un système de galeries et de chambres-magasins dont la magnifique voûte en encorbellement prouve la puissance de la construction.

L’entrée était celle d’un château fort; une porte à deux battants encadrée par des jambages monolithes s’ouvrait dans un rentrant de la muraille facile à défendre. À Mycènes, au-dessus de l’énorme linteau, deux lions-gardiens sculptés dans la pierre conféraient au portail une majesté royale. Seul le palais de Pylos est resté sans défenses au moment où toute la Grèce mycénienne se fortifiait.

C’est lui qui offre l’image la plus complète d’un palais. À la place des nombreuses salles qui, dans le palais crétois, se disposent sans rigueur autour d’une cour centrale, on remarque la simplicité et la netteté du plan de Pylos. L’ensemble est organisé autour d’une salle principale et de ses annexes, le mégaron, dont le plan a déjà été étudié et qui apparaît ici sous son aspect le plus élaboré. Au-delà d’un porche à deux colonnes qui donne sur une courette, puis d’un vestibule étroit et long, on trouve la salle du trône, de dimensions très supérieures à la moyenne et à peu près semblables dans tous les palais; le trône, probablement de bois à incrustations d’ivoire, était placé contre le mur de droite; au centre de la salle, un grand foyer circulaire, enduit de stuc peint, était encadré par quatre colonnes qui soutenaient un lanterneau ouvert dans le toit, par où s’échappait la fumée.

Autour du mégaron s’organisent les longs couloirs de service et la série des magasins où étaient entreposées les grandes jarres de vin et d’huile, enchâssées dans des banquettes le long des murs, ainsi que les offices où l’on rangeait l’abondante vaisselle des banquets royaux. Un peu à l’écart, on a identifié la salle de la reine et une salle de bains, tandis que les archives étaient conservées sur des étagères dans deux petites pièces près de l’entrée. L’étage devait être réservé à des appartements spacieux et aérés. En contraste avec la prolifération de petits sanctuaires qui caractérise le palais minoen, on ne trouve à l’intérieur aucune salle, hormis le mégaron, qui puisse avoir servi à des cérémonies religieuses.

Les tombes

Le palais mycénien est centré autour de la salle du trône et donc autour du roi dans l’exercice de son pouvoir. Mais l’idée de la puissance et de la richesse royales était donnée plus encore par la tombe à tholos, son mobilier – presque toujours disparu aujourd’hui – et son architecture qui, dans certains cas, a subsisté quasi intacte jusqu’à nos jours. À Mycènes, dans la tombe que l’on désigne sous le nom de «trésor d’Atrée», la chambre sépulcrale construite au cœur d’une colline est large de près de 15 mètres et haute de plus de 13 mètres. Les murs sont faits de trente-trois assises de blocs soigneusement ajustés, dont la face interne a été travaillée pour qu’elle épouse la courbe d’une voûte circulaire en forme de dôme. Des rangées de rosettes en bronze étaient fixées aux parois. Une chambre secondaire ouvre sur le côté par une porte monumentale; elle n’a pas conservé de décor, mais dans la chambre latérale d’une grande tholos d’Orchomène, en Béotie, on trouve un magnifique plafond de dalles sculptées d’un délicat entrelacs de spirales et de fleurs stylisées, combiné avec des bandeaux de rosettes.

L’accès a le même caractère grandiose que la chambre; un long couloir de plus de 30 mètres mène à la tombe, où l’on pénètre par un passage haut de 5,40 mètres que fermait une porte à deux énormes battants; le poids d’un des blocs qui formaient le linteau a été estimé à 120 tonnes. Quant à la façade, elle était décorée de semi-colonnes dont le fût était sculpté de spirales enchaînées et, au-dessus de la porte, de plaques rapportées ornées de palmettes, de spirales et de rosettes.
Cette brève description laisse imaginer le déploiement d’efforts et de main-d’œuvre que requérait une telle tâche. Jamais sans doute, si l’on excepte l’Égypte au temps des pyramides, il n’y a eu un plus grand écart entre la sépulture des rois et celle des autres hommes. La tombe ordinaire est construite sur le même plan, mais le couloir d’accès et la chambre funéraire sont de taille réduite et simplement creusés dans la roche. Les funérailles royales atteignaient sans doute un haut degré de faste et de magnificence: on a ainsi retrouvé dans le dromos de la grande tombe de Marathon le squelette des deux chevaux qui ont dû tirer le char funèbre et que l’on a sacrifiés après la cérémonie. Le couloir était alors comblé et les splendeurs de l’architecture s’engloutissaient, à jamais cachées dans le sein de la terre.

La société

Toutes les données de l’archéologie font du roi un personnage à part dans la société mycénienne. C’est ce que confirment les textes, inscrits sur des tablettes d’argile trouvées dans les palais. Ce ne sont que des documents économiques notant les entrées de denrées, le matériel entreposé ou la composition d’un groupe social, mais il s’en dégage l’image d’une société hiérarchisée, organisée autour du roi, le wanax , et de son palais. Toute une population d’artisans, de paysans et d’esclaves travaille au service du palais. Les produits de la terre, les fabrications des ateliers sont contrôlés et entreposés dans les magasins royaux pour servir à la vie de la communauté ou pour alimenter le commerce extérieur. Le roi possède la totalité du territoire qu’il donne en propriété à ses meilleurs sujets, en échange de leurs loyaux services. Autour de lui sont groupés ses compagnons ou hequetai , nobles chargés de hautes fonctions militaires. Hors de la capitale, l’administration est confiée à des gouverneurs qui portent sur les tablettes le nom même que le roi portera en grec classique (basileus ). Une telle organisation rappelle celle de la société hittite contemporaine et annonce la société féodale du Moyen Âge.

Les tablettes livrent aussi une évocation fugitive de la religion mycénienne. Si l’on s’en tient aux documents archéologiques, rien n’est plus difficile que de discerner des traits originaux dans une religion qui paraît emprunter ses dieux et ses symboles à la religion minoenne: c’est la même déesse au torse nu et à la grande jupe à volants qui semble vénérée, et les mêmes signes sacrés, double hache ou bouclier en huit, l’accompagnent. Mais déjà sur les tablettes figurent les noms de certaines des divinités qui vont peupler le panthéon hellénique, Zeus, Athéna ou Poséidon.

L’unité du monde mycénien

Jusqu’à la chute de Knossos, le monde égéen n’a jamais connu de véritable unité; la puissance minoenne ne s’est guère exercée que sur mer, et le continent lui a toujours échappé. À l’époque mycénienne, au contraire, la puissance politique, économique et commerciale du continent, et plus particulièrement celle de l’Argolide, est telle que les particularismes locaux disparaissent pendant deux siècles. Même si la Grèce est divisée en plusieurs royaumes, l’organisation est identique dans chacun d’eux. Plus forte encore que l’unité politique se forme alors une unité artistique et culturelle, une koinè , qui s’étendra bien au-delà des limites géographiques du monde égéen.

Cette uniformité est sensible dans toutes les productions artistiques, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élaborées. Même pour la céramique, les variantes locales deviennent insignifiantes. Partout se généralise une céramique d’excellente qualité, sur l’argile claire de laquelle se détache un vernis de couleur brune, plus ou moins rouge. Le décor utilise de préférence les motifs géométriques simples, traits parallèles, croisillons, triangles ou chevrons. La nature même doit se couler au moule de la géométrie: la fleur se stylise au point de se réduire à deux traits divergents que couronne l’arc des étamines. La figure humaine n’est pas, comme en Crète, absente du répertoire, mais sa représentation souvent combinée à celle de chevaux ou de taureaux paraît surtout sur de grands cratères trouvés à Chypre; le vase des guerriers, qui provient de Mycènes, est la preuve qu’elle n’est pas étrangère à la céramique continentale.

La joaillerie emprunte ses motifs à l’art crétois, coquillages, poulpes, rosettes ou papyrus, mais en les stylisant. La technique, également héritée de la Crète, est d’excellente qualité et les procédés les plus délicats, l’art du filigrane ou du grènetis, sont largement répandus. L’or, vraisemblablement importé d’Égypte, ne se raréfie que vers la fin du XIIIe siècle. Très tôt on fabrique, à côté des ornements d’or, des bijoux en pâte de verre, de couleur variée (noire, blanche ou bleue), qui lentement les remplaceront.

La tradition cycladique de la grande plastique ne renaît pas à l’époque mycénienne et, en cela encore, le continent recueille l’héritage minoen sans chercher à l’enrichir. Les seules œuvres aux proportions proches de la taille humaine, une tête trouvée à Mycènes, rehaussée de couleurs vives dans le style de la fresque, et des statues de culte d’inspiration minoenne trouvées dans l’île de Kéos, sont modelées, l’une dans du plâtre et les autres dans l’argile. De petites figurines de terre cuite peuplent les habitats et surtout les tombes. Apparaissant vers l’époque de la chute de Knossos, elles reprennent la tradition de la petite plastique minoenne en la schématisant; la tête, au profil d’oiseau, est souvent surmontée d’une haute coiffure orientale, le polos , d’où descend une longue natte en relief; le buste a la forme d’un disque ou d’un croissant selon que les bras sont ramenés sur la poitrine ou élevés de chaque côté de la tête; les jambes sont figurées par une tige cylindrique; des bandes de vernis reproduisent, semble-t-il, l’aspect d’un vêtement, corsage à petits plis et longue robe. Ces figurines représentent le dernier avatar de la déesse de la fécondité dans le monde égéen. Enfin, comme le Crétois encore, l’artiste mycénien sait inscrire une scène dans le cadre réduit d’une bague en or, d’une plaque d’ivoire ou d’un cachet de pierre.

Ces productions de l’art mycénien sont largement diffusées dans le monde égéen et au-delà: la même céramique se rencontre à Chypre, sur la côte syrienne et en Égypte, vers l’ouest jusqu’en Italie du Sud. Il s’agit souvent d’objets apportés par les commerçants mycéniens pour servir de monnaie d’échange contre le cuivre de Chypre, l’or de l’Égypte, l’ivoire de Syrie ou les étoffes mésopotamiennes, telle cette coupe d’argent décorée de bucranes incrustés, trouvée à Enkomi sur le rivage oriental de Chypre, et dont on connaît une réplique presque exacte en Argolide dans une tombe de Dendra. Mais il arrive aussi que l’esprit de l’art mycénien s’unisse à des motifs orientaux pour créer un art nouveau: c’est ainsi que, sur le couvercle d’une pyxide d’ivoire d’Ugarit, l’image de la grande déesse créto-mycénienne a des traits orientalisants.

L’effondrement

La puissance mycénienne atteint son apogée au XIIIe siècle. Elle est alors dans les documents hittites mise sur le même plan que les plus grandes puissances orientales, l’Égypte, l’Assyrie et l’empire hittite d’Anatolie lui-même. Sans doute se forme-t-il alors l’essentiel des récits qui donneront plus tard naissance à l’épopée homérique. L’histoire d’Agamemnon réunissant sous ses ordres une coalition de princes achéens contre la ville de Troie, c’est la traduction sur le mode épique de l’hégémonie de Mycènes, mais c’est aussi celle d’un fait réel. Les recherches sur le site de Troie ont permis en effet de retrouver la Troie homérique, celle du vieux Priam, et d’en fixer la destruction vers 1250 avant J.-C. C’est le moment où Mycènes a été le plus prospère, l’époque de la construction de la porte des Lions et du «trésor d’Atrée».

La richesse et la paix ne devaient pas durer longtemps. Dès 1230 avant J.-C. naissent des troubles dans le monde égéen; des bandes de pillards descendent à cette époque jusqu’en Égypte. Sur le continent, la fin du XIIIe siècle est marquée par la destruction de tous les principaux sites mycéniens; à Mycènes, à Tirynthe et à Pylos, les palais s’écroulent en flammes. La catastrophe n’est d’ailleurs pas limitée au continent; en Anatolie, l’empire hittite s’effondre; plus au sud, Enkomi à Chypre et Ugarit, sur la côte syrienne, sont détruites. L’unité du monde mycénien est anéantie, bien que sur la plupart des sites la vie reprenne et la civilisation se perpétue. L’insécurité cependant reste si grande sur le continent que les populations s’expatrient en masse vers Chypre et les côtes levantines.

L’arrivée au XIIe siècle des Doriens, proches parents des premiers Grecs qui se sont installés en Hellade, a été longtemps tenue pour la cause de l’effondrement du monde mycénien. Mais, en réalité, ce qui faisait sa force et son unité avait déjà disparu. Les envahisseurs n’apportaient avec eux aucune innovation; ni la métallurgie du fer, connue en Anatolie depuis plusieurs siècles, ni sans doute l’incinération des corps, ni même le style céramique à base de motifs géométrisés qui va caractériser les débuts du Ier millénaire ne leur sont dus. C’est cependant de leur arrivée que l’on peut dater la naissance du monde hellénique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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  • égéen — égéen, enne [ eʒeɛ̃, ɛn ] adj. • 1555 aegean; de (mer) Égée ♦ Qui concerne les pays baignés par la mer Égée (notamment la Grèce antique). La civilisation, les langues égéennes. ● égéen, égéenne adjectif Relatif à la mer Égée. ● égéen, égéenne… …   Encyclopédie Universelle

  • VILLE (urbanisme et architecture) - Fondations de cités et urbanisation dans le monde gréco-romain — La civilisation gréco romaine est partout présente aux yeux du voyageur qui parcourt aujourd’hui les rives de la Méditerranée et le Proche Orient, grâce aux ruines majestueuses des villes antiques. Leur décor monumental manifeste une unité… …   Encyclopédie Universelle

  • Civilisation mycénienne — La civilisation mycénienne est une civilisation égéenne de l’Helladique récent (fin de l âge du bronze) s étendant de 1550 à 1100 environ, dont l apogée se situe environ entre 1400 et 1200. Elle se répand progressivement à partir du sud de la… …   Wikipédia en Français

  • Peuples de la mer — Peuples de la mer …   Wikipédia en Français

  • ÉGÉE (MER) — Mer intérieure presque fermée dans le bassin oriental de la Méditerranée, la mer Égée est aujourd’hui symbole de l’unité rompue entre les deux rives de l’hellénisme. Athènes et Ankara se disputent périodiquement la maîtrise de l’espace aérien… …   Encyclopédie Universelle

  • Culture de Dimini — Préhellénique A Le préhellénique A est un concept linguistique postulé suite à l’analyse de la toponymie grecque. Les noms de lieu grecs à terminaison en nthos, mn , r , m , n et ss forment en effet un ensemble dont l’étymologie ne peut s… …   Wikipédia en Français

  • Prehellenique A — Préhellénique A Le préhellénique A est un concept linguistique postulé suite à l’analyse de la toponymie grecque. Les noms de lieu grecs à terminaison en nthos, mn , r , m , n et ss forment en effet un ensemble dont l’étymologie ne peut s… …   Wikipédia en Français

  • Pré-hellénique A — Préhellénique A Le préhellénique A est un concept linguistique postulé suite à l’analyse de la toponymie grecque. Les noms de lieu grecs à terminaison en nthos, mn , r , m , n et ss forment en effet un ensemble dont l’étymologie ne peut s… …   Wikipédia en Français

  • Préhellénique A — Le préhellénique A est un concept linguistique postulé suite à l’analyse de la toponymie grecque. Les noms de lieu grecs à terminaison en nthos, mn , r , m , n et ss forment en effet un ensemble dont l’étymologie ne peut s expliquer par le grec.… …   Wikipédia en Français

  • Pélasges diminiens — Préhellénique A Le préhellénique A est un concept linguistique postulé suite à l’analyse de la toponymie grecque. Les noms de lieu grecs à terminaison en nthos, mn , r , m , n et ss forment en effet un ensemble dont l’étymologie ne peut s… …   Wikipédia en Français

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